jeudi 27 mars 2008

A Anna

Il s'asseyait et ouvrait le journal.
Elle lui disait qu'on ne lit pas à table. Qu'il avait maigri. Comme dans les livres d'images.

Elle tourbillonnait dans la cuisine, au son de sa petite radio. J'entends encore Mort Schuman. Allo papa tango charlie, allo papa tango charlie...

Elle cirait les chaussures de son fils, car personne ne savait le faire mieux qu'elle, avec ses chiffons et son cirage chauffé près du poêle.

L'odeur du cirage, c'est elle.
Et le faux-filet avec du jus.

Le chocolat dans la tasse rose avait un goût perdu à jamais , comme le graal égaré, rêve incarné d'une enfance idéale.

Car l'enfance est toujours idéale et imaginée.
Je voudrais tant revoir cette tasse rose pâle, à la texture granulée.
Un jour, je la porterai à nouveau à mes lèvres, et elle sera là, avec moi, à nouveau, ma grand-mère.
Anna.

A la vie


Je revois sa petite tête blonde, au fin duvet marqué d'un petit toupet au dessus du front à gauche. Un tourbillon de cheveux qui toute sa vie posera des problèmes de géométrie 3D à son coiffeur.
Je la sens sous mes doigts, ou au creux de mon coude pendant la tétée, chaude, un peu lourde, et légère à la fois. Je respire encore son doux parfum de lait. La texture de sa peau à jamais inimitable sous la pulpe de mes doigts.

Je le revois.
Je nous revois dans ce petit sofa donné. Au début de ma vie de femme. Sortie à peine de la maternité. Près de moi, les cours que je révise pour mon oral de séminaire. Dans quelques jours, on me reprochera de ne pas avoir su le nom de cet historien célèbre qui écrivit sur les mentalités dans le Vercors. "On" me conseillera avec dédain de le lire "entre deux biberons". Paltoquet d'universitaire coincé, va.

Rien ne compte vraiment de toute manière.

Depuis que sur ce sofa, j'ai su. Pour la chimio dans quinze jours.
Il n'y a qu'une semaine que je suis mère, et voilà qu'on veut me radier comme fille.

mercredi 26 mars 2008

Sans discrimination, sans discernement ni distance, simplement lire

Bien sûr, après y'a eu Dumas, Pagnol et Margaret Mitchell...
Giono, Cohen, Saint-Exupéry, pêle-mêle.
J'ai tout oublié ou presque, sauf que les petites briques de mon cerveau ont tout aggloméré.

Je choisissais les livres au poids, à l'épaisseur. Ce qui explique "Autant et emporte le vent" et "Belle du seigneur" très tôt dans mon tableau de chasse.

Mais aussi Tolkien, les Mazo de la Roche, les Arsène Lupin que nous avions à la maison, dans la salle de jeux réservée aux enfants et aux livres. Et au 1er étage, chez mes grands-parents, tous les volumes oubliés qui sont partis chez Emmaüs, achetés au poids et reliés par mon grand-père, à ses heures perdues... pas pour tout le monde.

Je n'ai pas pas photo de cette pièce en entresol, où j'enseignais à ma première génération d'élèves : mon frère et ma soeur, respectivement 8 et 5 ans plus jeunes. Les murs en étaient tapissés, de livres. Je ne connais pas plus belle déco.

Ali Baba des livres



Des chariots entiers de livres neufs. Des sacs Fnac pleins à craquer. La table du salon couverte de livres, leur parfum de papier infroissé enivrant envahit la maison. Les livres d'arts aux pages lourdes qui s'effondrent sur elles-mêmes comme des parts de flan frais, dans des bouffées de décharges colorées.
Il y a aussi la vieille machine à écrire sur laquelle je tape la liste des nouvelles acquisitions.

Je ne sais plus très bien quand. A partir de l'âge de huit ans, peut-être moins.

Mes parents avaient beau être des scientifiques, ils aimaient lire.
Ma mère gérait la bibliothèque et mon père la "discothèque" (on disait ça à l'époque des vinyls, et apparemment, on le dit toujours) du personnel de la fac. Le CAESUG était une riche association (elle l'est toujours), financée par un tant pour cent sur les salaires de tous ces profs d'université.

Cette bibliothèque, on y passait deux soirs par semaine. Et c'était un paradis.

La nuit, les murs atroces de ces bâtiments impersonnels, sur le campus extensif, prenaient l'aspect d'une caverne aux merveilles.
Tous les Tintin, les Lucky Luke, les Astérix, les Gotlib, les Achille Talon, les Boule et Bill, les Johan et Pirlouit, tous les Schtroumpfs, tout tout tout... mon enfance en tranches reposait là. Ma richesse, mon privilège.

dimanche 23 mars 2008

Fille de Pierre et Marie


Je suis née du couple Curie.
Deux scientifiques le nez dans les cornues.

Celles de mon père s'abritaient sous un drap de feutrine noire, la même qui pendait aux fenêtres. Il faisait sombre dans ce labo. C'était l'antre du "Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation" : le LASER.
A l'époque, le laser, c'était cette caisse grosse comme un bagnole et qui produisait un bien étrange rayon lumineux, dont l'utilité mystérieuse et potentielle encore me touchait très peu.

Ma mère faisait mumuse avec de l'azote liquide. Mais je n'ai jamais compris à quoi ça pouvait bien lui servir de bombarder des matières avec des électrons. Ma mère était une sorte de guerrière en blouse blanche.

Les parfums de chimie et de craie se mêlent dans ma mémoire.
Je dessinais l'alphabet au tableau du labo, les cheveux sagement serrés par un bandeau de tissu. Puis, je retournais à l'école, toute fière d'avoir coupé à la cantine pour déjeuner au resto U.

Enfance en crinoline


On ne doit pas s'écarter du droit chemin. C'est la morale du petit chaperon rouge.
Je l'ai apprise très tôt. En lisant la Comtesse de Ségur, et les vieux Rouge et Or de ma mère.
Un jour d'adolescence, j'ai ouvert Bettelheim et découvert le sens caché des contes de fées.
Ordre, calme et beauté. Morale et volupté de la bonne conscience.

Depuis, j'ai appris à mentir, mais j'ai du mal encore. Je dis toujours trop la vérité. Toujours l'impression que tout le monde va la deviner. Anyway.

J'aimais Jean Rezeau et son intransigeance, je trouvais que cette idiote de Sophie méritait ses malheurs, je vivais avec Edmond et sa vengeance.

Je revenais à la réalité avec peine, parfois les larmes aux yeux. Car la vie la vraie avait moins de saveur. La vie la vraie portait des jeans, et pas de crinoline.

Prise de large


Aujourd'hui, besoin d'espace, envie de respirer.

jeudi 20 mars 2008

Mon être et le ménage

Je n'invite que rarement des personnes chez moi.
J'ai l'impression qu'on viole mon intimité. Que toute ma faiblesse est à nu.

Mon intérieur est plus intime que mon corps de femme si peu d'intérieur.
On me juge sur le rangement, la propreté des lieux. Je me sens prise en faute. Ben quoi ? on n'a pas le droit de s'en foutre, des meubles ? de ne jamais lire Art & Décoration ?
Apparemment non.

De cela, je suis responsable, non de la taille de mes jambes ni de la forme de mes seins.
Le tour de mon visage, la couleur de mes yeux, le parfum de ma peau, tout cela me dédouane. Je ne peux en vouloir qu'à mes ascendants, où les remercier, selon.

Mais la poussière qui rôde dans le salon m'accuse, intraitable.
La traîtresse.